Les discrets et fascinants castors d'Ardèche
Leur disparition semblait irréversible. Jusqu'au XIXe siècle l'homme ne l'avait pas épargné. Désormais le castor fait partie des espèces protégées. Grâce à leur nouveau statut acquis en 1909 les castors sont en expansion. L'Ardèche est un de leur territoire de prédilection. Les rencontrer est un véritable enchantement.
Aller à la rencontre des castors c’est aller au spectacle. La scène du théâtre où ils se produisent est chargée de mystère à l'image des nombreux décors énigmatiques et étranges qui lui sont attachés. Ainsi chaque représentation s’impose comme une chorégraphie imprévisible et fascinante.
Après m’être engagé à la tombée de la nuit dans un épais bosquet d’arbres où se mêlaient des hêtres et des aulnes cernés par des broussailles quasiment grillées par le soleil d’août, je m’étais laissé glisser le long d’un dévers d’herbes sèches d’où s’échappaient quelques insectes affolés accompagnés par le bruissement de bêtes invisibles. Lionel Coste était mon guide. Passionné depuis l’enfance par les castors, devenu au fil des années un spécialiste reconnu, seul Lionel pouvait connaitre ce point d’observation improbable. Assis sur un tronc enjambant un plan d’eau immobile, nous dominions un barrage fait de branchages, de pierres, de graviers et de sable bâti par les rongeurs pour consolider leur territoire. Ce bassin artificiel abritait toute une famille. Sa profondeur d’au moins 50cm est indispensable pour sa survie, et la flore aquatique qui s’y développe est un garde-manger appréciable.
Il faut être patient pour profiter du spectacle offert par une famille de castors. Il se mérite. Le suspens peut durer plus d’une heure. Mais quel enchantement quand on perçoit les premières ondulations à la surface de l’eau. C’est le signe que le mammifère approche. Il est là. Sa petite tête émerge soudain pour disparaitre aussitôt puis elle se manifeste une nouvelle fois quelques mètres plus loin. Ce ballet peut durer plusieurs minutes. Finalement notre présence semble acceptée. Le castor se déplace essentiellement sous l’eau. Il peut avoir jusqu’à 15 minutes d’autonomie. C’est un mammifère semiaquatique. Sa queue couverte d’écailles et ses pattes postérieures palmées expliquent ses performances. Il n’empêche que durant les siècles passés ses caractéristiques athlétiques lui étaient fatales. Considéré comme un poisson, il était consommé avec délectation les vendredis à la place de la viande, quand on n’en faisait pas du saucisson le reste de la semaine.
La lune s’était frayé un passage à travers la densité du feuillage. Elle éclairait le plan d’eau avec l’efficacité d’une rampe de projecteurs de théâtre. Le castor rongeait maintenant une épaisse branche de saule avec ses incisives à croissance continue taillées en biseau et renforcées par des particules de fer. Il est capable de s’attaquer à des arbres de 20cm de diamètre. Voilà qui expliquait sa détermination. L’animal est mignon. On dirait une peluche. L’épaisseur de son pelage étanche et résistant au froid est une invitation aux caresses. Ses mensurations beaucoup moins. Un castor mâle ou femelle peut peser jusqu’à 30kg pour 1,20m ce qui devrait sensiblement modérer l’enthousiasme des plus passionnés de ses fans. Et si on n’oublie pas la dextérité de ses incisives, mieux vaut apprendre à garder ses distances. Le castor n’est pas agressif jusqu’au moment où il lui semble nécessaire de l’être s’il se sent menacé.
Voilà notre castor reparti en apnée en amont du plan d’eau. J’imaginais alors la bestiole évoluant dans le dédale des différents obstacles parsemant son parcours chaussé de ses lunettes de plongée. En effet le castor est pourvu d’une troisième paupière. Elle recouvre l’œil quand il évolue sous l’eau, lui conférant ainsi une vue comparable à celle qu’il a sur terre. Sa migration soudaine devait nous inciter à le suivre. Ce ne fut pas chose aisée, mais notre effort fût largement récompensé. Il y avait là 2 jeunes castors se chamaillant et gesticulant comme des enfants à leurs premières baignades. Ils étaient nés il y a quelques mois seulement. Lionel m’expliqua qu’ils évoluaient devant leur terrier creusé sous l’eau et dont les réseaux souterrains pouvaient atteindre une dizaine de mètres. L’eau ne pénètre pas dans ces galeries. Une partie d’entre elles est souvent tapissée de copeaux pour mieux résister à l’humidité.
Nous observerons un peu plus tard leurs 2 ainés qui quitteront très prochainement la famille pour trouver un nouveau lieu à aménager dans un ruisseau ou le lit d’une rivière. C’est ainsi que pendant plus d’une heure j’observais cette famille de six castors dans leurs tâches quotidiennes. Par moment une énorme branche semblait glisser de manière erratique au fil de l’eau. C’était un castor qui partait renforcer le barrage principal dont dépendait la survie de la famille ou pour créer une nouvelle digue. Un autre s’affairait sur une souche déracinée à laquelle était accroché un bloc de terre d’où émergeait un bouquet de radicelles. Le castor est herbivore. Sa vie est inextricablement liée à l’abattage des arbres pour se nourrir de son écorce, pour se loger et consolider son environnement.
La lune, malgré une bonne volonté évidente et qui indéniablement avait pris goût au spectacle, se heurtait maintenant à l’épaisseur du feuillage comme si le théâtre des castors venait de tirer son rideau. Un paquet d’obscurité avait envahi le bosquet. Au loin les grillons entamaient leurs partitions nocturnes alors que les cigales avaient déjà rangé leurs instruments. Je laissais ainsi les castors à leurs travaux de bâtisseurs, le seul animal qui n’hésite pas comme l’homme à façonner son environnement selon ses besoins.
Jean-Marie Bayle