Crédits : R. Sauzéat

Le "Bonzaï Ardéchois" est-il l'arbre le plus vieux d'Europe ?

Des arbres contemplent les gorges de l’Ardèche depuis des millénaires.
Accrochés sur les falaises abruptes, ils regardent avec nonchalance passer les canoës
emportés par le courant. L’onde du temps contre l’onde du flot…

 

Sacrées gorges de l’Ardèche ! Non seulement elles ont hébergé les premiers artistes il y a 36 000 ans dans la grotte Chauvet, mais elles sont aussi habitées par un arbre étrange : le genévrier de Phénicie. Les spécialistes estiment que plusieurs spécimens ont dépassé les 1500 ans ! On peut donc en déduire que ces petits arbres ont vu au moins 50 générations d’hommes… Ils nous regardent de la même façon que nous regardons les fourmis ou les papillons.

Soulevons une petite ambiguïté sur le mot Phénicie : bien sûr, il s’agit du pays de la civilisation phénicienne (IIIe millénaire av. J.-C) correspondant au Liban actuel avec des parties de la Syrie. Mais ce sens provient d’une mauvaise traduction du latin phoenice ou phoenicia, qui vient du grec ancien phoenikeos, et qui signifie « pourpre », la couleur du fruit de l’arbre à maturité. Si le nom du pays renvoie aussi à la même couleur, ce n’est pas par hasard : les Anciens l’avaient appelé ainsi car on y récoltait les murex, coquillages marins dont on extrayait la pourpre, colorant extrêmement recherché et cher.

1500 ans : il doit s’agir d’arbres géants, comme les séquoias américains ; pas du tout ! De petite taille, ils ont une croissance ralentie comme des bonzaïs. Ils dépassent rarement deux mètres de hauteur et une quarantaine de centimètres de diamètre. Ils ont trois caractéristiques : une morphologie inversée avec un tronc horizontal ou dirigé vers le bas ; un tronc torsadé ; de nombreuses branches mortes. Les parois pentues du grand canyon ardéchois sont plus riches en rocher qu’en terre. Elles présentent des contraintes sévères pour les arbres qui s’y développent. Le microclimat est chaud et sec. Le sol est extrêmement réduit dans les fissures, la place manque pour les racines et l’alimentation en eau et en éléments nutritifs est faible. Les arbres s’y accrochent, mais ils se nourrissent comme ils peuvent. Comme souvent avec les arbres, ce sont les animaux qui participent à leur dissémination. Les fruits de genévrier de Phénicie sont consommés essentiellement par les fouines qui rejettent ensuite les graines dans leurs excréments. Comme cette petite bête grimpe très bien, la nuit, dans les falaises, on trouve souvent ses excréments pleins de fruits mâchés et de graines dans des endroits très improbables.

Être sur les parois pentues des gorges de l’Ardèche est une vraie chance : si en bas, dans la rivière, les rameurs grouillent et se grouillent, sur les côtés, impossible d’accéder. Les genévriers phénico-ardéchois regardent avec nonchalance les hommes dans le lointain. Ils font partie des rares arbres à avoir échappé aux perturbations liées aux activités humaines. Ils vivent un peu comme des ermites, mais quand on pousse sur la paroi extérieure de la grotte Chauvet, c’est un peu normal. Autre particularité de cet arbre : « Quelques individus peuvent même changer totalement de sexe d’une année à l’autre » a constaté Jean-Paul Mandin, le président de la Société Botanique de l'Ardèche, l’un des grands spécialistes du genévrier de Phénicie. Quel terrible dilemme : passer tout l’hiver en se demandant comment on va devoir s’habiller au printemps et pendant l’été !

Les premières prospections datent de 2002. Elles ont permis de récolter des morceaux de troncs morts. On a découvert alors pour la première fois leur incroyable vieillesse. Pour déterminer l’âge des arbres récoltés, plusieurs méthodes ont été utilisées. Plus on est vieux, plus on a de cernes, c’est connu ! Pour les arbres encore vivants, on extrait des carottes de bois puis on compte ces fameux cernes. On est obligé d’utiliser une loupe. Mais, pour les très vieux arbres, cette méthode est approximative car leurs troncs sont particulièrement asymétriques. Le procédé se révèle aussi compliqué que de compter les cheveux sur la tête d’un yack. Sur les troncs morts que l'on ramasse dans les falaises ou à leur base, le procédé est plus facile, car l’échantillon est plus grand qu’une carotte. On découpe des rondelles, comme un saucisson ardéchois, puis on les ponce (inutile pour le saucisson) et on compte aussi les cernes avec une loupe binoculaire. Ce n’est pas un luxe : « les anneaux de croissance sont extrêmement serrés, il y en a souvent une dizaine par millimètre. Certains cernes ne font que 2 couches de cellules pour un accroissement d’environ 3 centièmes de millimètre ! » constate Jean-Paul Mandin.

Plusieurs datations ont aussi été réalisées au carbone 14 par le Centre de datation par le radiocarbone (CNRS, Lyon). Elles ont donné des résultats étonnants : un tronc mort récolté dans la falaise des Templiers a par la méthode au carbone 14 un âge calibré de 2520 ± 35 ans, ce qui lui donne une date de naissance réelle entre 792 et 524 avant J.-C. Pourtant, ce tronc ne possède que 577 cernes. Des hypothèses peuvent expliquer cette anomalie : soit l’érosion a détruit des cernes, soit cet arbre était mort depuis longtemps, et il est resté sur place sans se détériorer. Pour les arbres vivants, un échantillon a été récolté par le laboratoire de paléoécologie de la faculté d’Aix-Marseille. Les résultats de la datation au carbone 14 montrent que son âge réel est compris entre 1072 et 1278 ans et qu'il a commencé à croître entre 730 et 936 après J.-C. Or, on ne compte que 992 cernes. Donc l’arbre n’a pas produit de cernes certaines années, probablement les années de forte sécheresse. Cela implique que les âges déduits du décompte des cernes semblent sous-estimés par rapport aux âges réels.

Attention, aller couper des arbres vivants est interdit. Jean-Paul Mandin a pu aller dans ces endroits improbables avec une autorisation préfectorale et avec l’aide du Comité départemental de Spéléologie : « j’ai pu accéder dans des endroits que je pensais réservés aux araignées » ! Et oui, quand Spiderman vient toucher du doigt la Phénicie sur les falaises ardéchoises, on se dit que les voies de la mondialisation sont parfois très inattendues.

Alors, que faut-il en déduire ? Les genévriers de Phénicie ardéchois sont-ils les arbres les plus vieux de France, voire d’Europe ? La réponse n’est pas évidente. Chez beaucoup d'arbres très âgés, comme les chênes et oliviers, le coeur de l’individu a disparu et il manque un grand nombre de cernes. Les résultats sont assez approximatifs. L’âge de plus de 1500 ans observé pour le genévrier récupéré sur la falaise ardéchoise du Manteau Royal serait le plus vieux réellement mesuré de France. D. Larson, un spécialiste dans ce domaine, va jusqu’à affirmer que les « forêts buissonnantes de ces escarpements rocheux seraient parmi les plus anciennes de l’hémisphère Nord ». Ces « forêts de falaise » inaccessibles aux hommes sont les seuls et derniers écosystèmes totalement vierges en milieu terrestre. Hommes préhistoriques, premiers dessins humains, très importante concentration de menhirs et de dolmens et forêts vierges : et si l’Ardèche était l’origine du monde ?

Ultime précision : les partenaires qui ont financé les études sur le genévrier de Phénicie ardéchois sont nombreux : en 2002, 2003 et 2004, la Région Rhône-Alpes, (Service Régional de la Formation et de la Recherche) et le Ministère de l'Agriculture ont permis de réaliser une étude des populations. En 2005, 2006 et 2007, le financement des actions est dû à la Région Rhône-Alpes avec une participation du Fonds Social Européen, du Conseil Général de l’Ardèche et de la Réserve Naturelle Nationale des Gorges de l’Ardèche. Enfin, en 2008, 2009 et 2010, le financement a été réalisé par la Réserve Naturelle Nationale des Gorges de l'Ardèche avec l’aide du Conseil Général de l’Ardèche. Avec de telles initiatives, on peut le crier haut et fort : qu’il est bon de payer des impôts !

Benoît Pastisson

Société Botanique de l'Ardèche :
Lycée agricole Olivier de Serres - B.P. 150 - 07205 AUBENAS cedex

Galerie de photos

Judicaël Arnaud, du Comité Départemental de Spéléologie, avec un genévrier de Phénicie Cet arbre à morphologie inversée et tronc très torsadé se trouvait dans la falaise d'Autridge qui fait 200 m de haut