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Le cheval et le pin de Salzmann

Il s’agit du débardage. Une technique de sylviculture consistant en l’utilisation de chevaux pour transporter les arbres abattus.
Les sols sont ainsi moins agressés et la régénérescence naturelle reste préservée. La manoeuvre se révèle aussi spectaculaire que délicate.

La scène semble nous venir d’un autre monde, d’une époque qui n’existait que dans notre imaginaire. Des chevaux, puissants et déterminés, deux percherons étonnamment concentrés se livrent à un étonnant ballet à travers la forêt. Ils trainent dans leur sillage les troncs qui viennent d’être coupés. Le sous-bois est dense, fait d’embuches et de dénivelés conséquents, de berges encaissées et de sols incertains, les deux chevaux, Tonnerre et Élise, évoluent avec une ténacité qui feint d’ignorer ces contraintes. Deux femmes les drivent avec autorité. Leurs voix se mêlent au souffle des bêtes. Le dialogue est irréel. Quand Sabine ou Emmanuelle, sans même tenir la longe, disent « recule », le percheron de plus de 600 kgs s’exécute sans barguiner. Ces échanges entre ces femmes et les chevaux rythment ainsi l’ambiance du bois de Bartres avec le souci essentiel de respecter la nature.

Ce pourrait être un conte. La rencontre de chevaux venus du nord de l’Europe avec les arbres d’un bois du sud de l’Ardèche. Les acteurs de cette étonnante histoire s’ignoraient jusqu’à ce jour. Pourtant les chevaux n’ont pas hésité à prêter main-forte aux pins de Salzmann en délicatesse avec leur environnement. Pour comprendre l’importance de leur détermination, il faut d’abord en dresser le décor et en rappeler le contexte.

La parcelle concernée se situe dans le bois de Bartres, à cheval serait-on tenté de dire, sur deux communes, celles de Banne et de Saint-Paul-le-Jeune. Sa composition comprend essentiellement des pins maritimes, une espèce qui a colonisé toutes les forêts du sud du département depuis la fin du XIXe siècle, ne laissant de fait que peu de places aux pins de Salzmann, pourtant endémiques dans les Cévennes. Étonnant alors d’observer la sérénité relative de ce bois, tous ses arbres se répandant en rangs serrés dans les vallonnements, dégringolant des pentes abruptes, rebondissant sur les versants opposés, se pressant au fond d’une combe, enjambant un cours d’eau sans jamais se départir d’une unité qui semble intangible. Difficile d’imaginer que ce spectacle apaisant masque en réalité un véritable drame pour une des essences emblématiques qui le compose. C’est de la survie du pin de Salzmann dont il s’agit. Comment ce pin des Cévennes a-t-il pu se mettre ainsi en danger dans son propre environnement au point de se retrouver menacé d’extinction ? Le pin de Salzmann est timide. La discrétion semble être son crédo, de même que la frugalité qui l’a habitué à se contenter de sols réputés quasi stériles, voire hostiles. Sa croissance est laborieuse ; il s’élève vers le ciel avec modestie comme s’il n’osait pas s’imposer là où le pin maritime se précipite, n’hésitant pas à lui voler son droit à la lumière.

Ce pin est si humble qu’il a longtemps vécu sans avoir de nom. C’est à un botaniste allemand, Philipp Salzmann, qui séjournant en 1810 dans le sud de la France qu’il doit d’être sorti de l’ombre. Il s’aperçut que cet arbre n’appartenait à aucune espèce répertoriée. En somme, qu’il n’avait pas d’existence officielle. Il le sortit ainsi de son anonymat en lui attribuant son patronyme. Le pin de Salzmann raconte pourtant une histoire vieille de plusieurs millions d’années. 2,5 millions sans doute. Il colonisait déjà la région avant l’apparition du premier homme. Seulement les incendies à répétition l’ont dévasté, de même que les coupes de bois de plus en plus fréquentes ont fini par décimer cette population d’arbres qui semblait programmée pour l’éternité. Aujourd’hui c’est donc un visiteur venu d’une autre contrée qui le contrarie. Le pin maritime n’est pas belliqueux, il est seulement insouciant. Il profite de la vulnérabilité de son hôte pour envahir son territoire au point de lui rendre la vie impossible. Il l’étouffe par sa seule présence. Le bois de Bartres est alors comparable à un orchestre dont les violoncelles auraient supplanté par leur nombre et l’intensité de leur son tous les violons et les autres instruments au point de les rendre
inaudibles. Dès lors seule l’intervention de l’homme peut le sauver. L’objectif étant de procéder à des coupes significatives de pins maritimes pour laisser respirer les pins de Salzmann ; le débardage à cheval était lancé.

Cette technique de sylviculture à cheval est faite pour travailler dans la forêt tout en préservant les sols contrairement aux machines agricoles. Il évite ainsi le tassement du sous-bois voire de le labourer avec les pneus des engins mécaniques. Il le préserve de la formation d’ornières. Sa maitrise permet de préserver la régénération naturelle ; il s’impose comme un mode alternatif et résolument moderne en sylviculture.

Une telle initiative est née des volontés croisées du président de Natura 2000/ENS, Jean-Marie Lagagnier et du maire de St-Paul-le-Jeune Thierry Bruyère Isnard, avec celles de deux passionnés de ce bois, Inès et Laurent qui ont véritablement porté ce projet, de la communauté de communes du Pays des Vans en Cévennes, de l’Office National des Forêts, l’ensemble étant soutenu par l’OFB, l’office français pour la biodiversité.

Tout en suivant le ballet des chevaux, une personne posa cette question pertinente : « Pourquoi tant d’efforts pour un arbre sans véritable intérêt ».
La réponse de Laurent Golliard de l’ONF raisonnera encore longtemps dans le bois de Bartres et bien au-delà : « Parce qu’il existe. » C’était le plus bel hommage à toutes les espèces, végétales ou animales, menacées sur la planète. Tout faire pour les empêcher de disparaitre « parce qu’elles existent. »

Jean-Marie Bayle

 

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