Lafarge-Crédits DR 1

Pourquoi l'entreprise Lafarge est-elle née en Ardèche ? 

L’Ardèche est un peu comme un iceberg : une grosse partie se cache dans ses dessous.

 

Depuis la nuit des temps, les hommes ont toujours su tirer parti du potentiel que leur offrait le sous-sol de leur région, en fonction de son histoire géologique. Les exemples ne manquent pas : les différentes pierres pour la construction, les ressources minières ou thermales, les minerais, l'étain, le cuivre, l’argile, l’or même....

En ce qui concerne la géologie, notre département présente une forte diversité ; l'Ardèche méridionale se trouve au carrefour de deux grands ensembles géologiques : le grand bassin sédimentaire du sud-est de la France et l’ancienne chaîne de montagnes hercyniennes.

Il y a 200 millions d'années, une mer envahit la région. Au Crétacé inférieur, il y a 130 millions d’années sous un climat tropical, des dépôts marins se formèrent (minuscules organismes à coquilles, sables…) Une couche calcaire subsista lorsque la mer se retira. Le géologue Georges Naud nous explique : « Tous les niveaux calcaires ont été utilisés pour faire dans un premier temps de la chaux puis du ciment lorsque celui-ci fut inventé ; ce sont notamment les calcaires :

• de l’Hettangien (base du Jurassique) à Veyras, Mercuer, Lachapelle- sous-Aubenas, Vinezac ;

• du Jurassique supérieur à Alissas, les Vans ;

• du Crétacé inférieur de tout le secteur de Cruas, le Teil, Viviers, Saint-Thomé. L'âge plus précis des calcaires crétacés particulièrement exploités est Barrémien et Aptien inférieur. On peut distinguer deux grands types de calcaires qui sont tous d’origine marine :

  • - Les calcaires Urgoniens à débris souvent grossiers proviennent d’un milieu récifal, de moyenne profondeur ;
  • - Les calcaires à grain fin de mer plus profonde. Ce sont ces calcaires Barrémiens qui sont exploités pour la chaux et le ciment. C'est la présence d'une composante siliceuse (spicules d’éponges) qui a donné la valeur de ces calcaires dans la fabrication du ciment. »

La transformation de la chaux peut se faire naturellement : on suppose que l’homme des cavernes s’en est rendu compte lorsque les pierres du foyer qui brûlaient jour et nuit se sont décomposées en chaux vive puis, si la pluie est survenue sur ce foyer éteint, la chaux vive s’est hydratée. Les peuples de l’Antiquité utilisaient la chaux pour leurs constructions. Plus tard les Romains surent l’améliorer en y ajoutant de la brique pilée ou de la pouzzolane.

Dans notre région, la chaux a servi dans la construction du château Saint Victor qui dominait le Rhône, ainsi que pour le château du Teil aujourd’hui démantelé et surtout celui de Pont-St-Esprit toujours présent. Après la démolition de certains remparts de Viviers, l’ingénieur Louis Vicat, en 1828, disait qu’ils étaient si solides « qu’ils n’avaient pu être détruits qu’à la mine, ils étaient cimentés avec un mortier composé de sable très fin mêlé avec une chaux blanche, éminemment hydraulique (*). »

À Viviers même, chaque particulier pouvait posséder son four à chaux et les chaufourniers de métier étaient nombreux ; dans les archives, on trouve en 1354 une ordonnance où l’évêque leur interdit « de prendre leur bois de chauffe aux « patis (*) » de la ville. En cas de danger, les portes de la ville étaient murées « à chaux et à sable » ce qui permettait de tromper l’ennemi et de les rouvrir une fois le danger passé. En 1731 il existait 131 fours à chaux à Viviers. Or, trois ans plus tard, en 1734, la population vivaroise était estimée à 333 feux, c'est dire l'importance de l'exploitation artisanale de ce produit.
En 1637, l’évêque de Viviers inféoda une terre au pied de la montagne au lieu dit de La Farge (la forge) à son secrétaire Barthélémy Faure, chanoine de la cathédrale ; celui-ci fit prospérer le domaine qui resta dans sa famille. Puis en 1749 le marquis Adhémar de Monteil, époux de Marie-Françoise Faure de la Farge vendit à Claude Pavin, originaire du Poitou, le fief composé d’un château, de terres cultivées, d’une île et de collines boisées.

En 1787 l’évêque Morel de Mons revendit au notaire Dufour, de Viviers, les terres qu’il s’était réservées sur la montagne. Le notaire y fit construire un four à chaux exploité par le chaufournier Banton. En 1793, Claude François Pavin, fils de Claude, fit l’acquisition de ces terres et du four à chaux pour agrandir son domaine. Le fils de Claude François, Joseph Auguste, était receveur des impôts à Lyon. Mais en 1830, l’avènement au trône de Louis-Philippe heurta ses convictions politiques et il décida de revenir à Viviers pour s’occuper de son domaine. Il fit alors construire deux autres fours à chaux d’environ 4 m de haut qu’il donna à exploiter au chaufournier Péroullet mais dont il confia la gestion à l’entrepreneur Lautier. Enfin, en 1833, son fils aîné Léon ayant renoncé à sa carrière dans l’artillerie prit lui-même l’exploitation en charge et fit construire trois autres fours droits plus élevés. L’histoire de l’entreprise Lafarge commençait.

Bien sûr depuis 1749, date de l’achat du fief de La Farge, la famille s’était rendu compte des énormes possibilités de l’exploitation de la montagne. Mais il nous faut revenir en arrière afin d’évoquer un certain personnage. Benoit Labre, né en 1748, était un pèlerin mendiant qui parcourait les routes et qui fit plusieurs escales au château de la famille Lafarge, où il était très respectueusement accueilli. Au cours d’une de ses haltes, il aurait prédit à Claude François Pavin : « La montagne fera votre prospérité ! ». C’était aux alentours de 1775 et si, depuis très longtemps, on trouvait des chaufourniers, aucune exploitation d’importance n’était en activité à cette date. Benoît Labre possédait-il des connaissances en géologie pour savoir le grand profit que la famille tirerait de la montagne quelque 60 ans plus tard ?
Mais si la principale raison de la naissance de l’empire Lafarge est d’origine géologique il existe aussi d’autres raisons. D’abord la proximité du Rhône qui a permis la construction d’un port au pied des carrières afin d’expédier de la chaux éminemment hydraulique pour la construction des jetées des ports de la Méditerranée et principalement pour la construction du Canal de Suez en 1864. L’entreprise a pu, en 1880, profiter de la jonction avec la ligne de chemin de fer pour les expéditions de chaux.

Une autre raison et pas des moindres est la cohésion d’une famille. Léon est le fondateur officiel de l’entreprise en 1833. Très vite, il fut épaulé par Edouard son jeune frère qui avait un bon sens du commerce. Les deux ménages vivaient dans le même château familial et les repas étaient sans doute des occasions d’échanges, de réflexions, de discussions sur l’entreprise. Edouard fit construire le château de Ste Concorde et plus tard Auguste, un fils de Léon, édifia le château de Verchaüs. Mais les trois demeures étaient proches et une bonne cohésion existait dans la famille.

Au laboratoire Jules Bied découvrit le ciment fondu et d’excellents collaborateurs permirent la recherche active avec le souci constant du perfectionnement technique. Les Lafarge ont fait partie de ces dirigeants que l’on dit paternalistes mais à cette époque où nos lois sociales n’existaient pas, cette théorie avait du bon. Ils étaient des catholiques sociaux, convaincus des bienfaits de la religion mais aussi de la nécessité d’une politique sociale vis à vis de la classe ouvrière ; c’est pourquoi ils s’attachèrent, comme de nombreux patrons de cette époque, à créer un lieu de culte, des logements, une cantine, un hôpital, des jardins ouvriers… mais aussi une caisse d’épargne, une caisse de secours et surtout une caisse de retraite. Les loisirs étaient organisés et l’on dit que les ouvriers espéraient pouvoir loger à la Cité Blanche.

L’histoire de l’entreprise Lafarge débute par quelques fours à chaux mais les dirigeants ont bénéficié de bonnes conditions à la fois géologiques et géographiques ; une gestion rigoureuse et de bonnes qualités de clairvoyance du marché ont fait le reste pour hisser leur entreprise à la tête du marché mondial au siècle dernier.

Yvonne Leclère

* Chaux hydraulique : sa teneur en argile lui permet de faire prise sous l'eau
* Pâtis : mot occitan - lieu où l'on mène paître le bétail

Galerie de photos

Lafarge-Crédits DR 1 - Croquis four Lafarge-Crédits DR 3