De la chocolaterie du Vivarais à Valrhona, de Tournon à Tain, Histoire de la famille d'Albéric GUIRONNET
Le chocolat est une affaire de goût. La première fabrique en France est fondée par le chocolatier Jules Pares en 1814, dans les Pyrénées ; ce sera l’origine du groupe Cemoi. La tablette est une création britannique (1847), le chocolat au lait une invention suisse (1875) et les barres chocolatées apparaissent au début des années 1920 aux États-Unis et aux Pays-Bas.
En 1879 Rodolphe Lindt dépose un brevet qui marque la création d’un chocolat fondant, ce procédé de « conchage » permet de donner au chocolat toute sa finesse et son arôme.
Pendant cette période, en Ardèche en 1922, Albéric Guironnet crée « La Chocolaterie du Vivarais » qui prendra le nom de « Valrhona », en 1947.
Les grands-parents d’Albéric Guironnet étaient originaires d’Empurany non loin de Lamastre, en Ardèche. La grand-mère maternelle d’Albéric, Philomène Valla y tenait une auberge, ancien relais de poste. Ils avaient quatre garçons : Jean, Sylvain (grand-père maternel d’Albéric le pâtissier), Régis et Désiré.
Albéric, le père du chocolatier, et Céline Valla, née en 1862, vinrent à Tournon. Ils achetèrent vers 1888, un commerce de pâtisserie au 57 Grande Rue. Le père pâtissier et son fils chocolatier portaient le même prénom d’Albéric.
Le père d’Albéric a commencé comme pâtissier. Il ne faisait pas de pain mais des pièces-montées pour les mariages, des tartelettes, des gâteaux fins, du pâté en croûte et du café qu’il torréfiait et vendait.
Son épouse, Céline, tenait le magasin ; elle avait comme cliente et amie, la marquise de La Tourrette, qui échangeait les notes mensuelles de gâteaux, en objets d’art et souvenirs de sa famille, dont la plus grande partie a été brûlée rue Berthelot à Lyon, dans l’incendie de l’appartement de Lucienne la soeur d’Albéric, suite aux bombardements pendant la guerre de 14/18.
Albéric Guironnet fils, le chocolatier, est né à Tournon le 30/10/1895. Il a été élève au Lycée de Tournon, passionné de sport, il était demi de mêlée au club de rugby, créé en 1922.
Son père était pâtissier, lui a voulu être chocolatier. Il fait son apprentissage à Lyon chez le grand chocolatier Bernachon et complète sa formation en Angleterre. Avec l’accord de son père, il achète en juillet 1920 la fabrique de bonbons au chocolat des frères Margirier à Annonay qu’ils exploitaient depuis 1860, avec sa clientèle, les marchandises et le matériel. Cette chocolaterie aurait été fondée par Marc Seguin. Il s’installe dans la petite rue de l’Isle à Tournon, à proximité immédiate de la pâtisserie de son père. « La Chocolaterie du Vivarais » était née. Il ajoutera à la fabrication des bonbons au chocolat, celle des tablettes. Son local étant devenu trop à l’étroit, il achète une ancienne menuiserie à Tain, 12 route de Valence, actuelle adresse de Valrhona, vers 1924 où la famille habitera jusqu’en 1939.
À la même date, le 20 juillet 1920, il épouse Antoinette Lagier, originaire de Paris, née le 15 novembre 1897, élève au Conservatoire. Ils s’étaient rencontrés à Beyrieux, domaine agricole à Mauves, propriété de ses parents depuis 1894. Elle était venue pendant la guerre se réfugier loin des bombardements de Paris. Ils auront trois filles : Thérèse née en 1921, Monique en 1924 et Nicole en 1929. Le domaine sera racheté vers 1952-1953 par Rémy Roure, résistant, ami du Général de Gaulle. De nombreuses rues portent son nom.
Albéric Guironnet était réputé pour son chocolat et surtout la « couverture », dont la recette actuelle est toujours la même et « sans sucre ». Les commandes affluèrent et Albéric embaucha du personnel. Les fèves venaient d’Afrique via le port de Marseille. Elles étaient broyées dans de grandes « conches ».
En 1926, Albéric Guironnet proposait des griottes d’Alsace, du chocolat fondant, des bonbons au chocolat, des « Frutti Cream » ou des bouchées à la liqueur.
En face de la chocolaterie, il avait construit en collaboration avec Marc Chapoutier, un cabaret dégustation qu’il appela « Chez nous », puis « Cabaret dégustation du Vivarais », lieu de dégustation de « chocolats de dessert ». Chapoutier offrait ses vins vieux et Guironnet ses friandises et autres bonnes choses à des prix très modérés. Placé le long de la Nationale 7, ce lieu est vite devenu convivial, où la bonne humeur, la joie et la bonne ambiance étaient de mise. La Nationale 7 drainait quantité de célébrités qui s’arrêtaient à mi-chemin entre Paris et Antibes, comme Gaby Morlay, Charles Trenet, Jules Berry, Raimu etc.
Charles Trénet s’est produit à l’Olympia en 1955, ouvert un an plus tôt, il y chante pour la première fois « Nationale 7 ». Très amateur de voitures, il en avait 7, dont une Cadillac rouge, qui s’est peut être arrêtée devant ce Cabaret dégustation.
Gaston Dintrat (1889-1964), ami personnel d’Albéric, s’était chargé de la décoration intérieure, qu’il avait voulue dans le goût du Moyen-Âge. En 1938, Albéric tomba malade et décéda à Lyon le 30 août 1938, où il était hospitalisé. Il avait 42 ans et trois jeunes filles à marier.
La notoriété d’Albéric Guironnet a été considérable, il était entre autres, le fournisseur de son altesse le Bey de Tunis, qui l’avait honoré de l’ordre du Nicham Iftikhar, l’équivalent de la légion d’honneur, un ordre magnifique.
Son épouse lui survécut et la tâche était dure, avec trois jeunes filles mineures, dont la plus jeune n’avait que 8 ans. Le premier décembre 1938, Mme Guironnet reprend la Chocolaterie du Vivarais. Malade à son tour, elle se vit dans l’obligation de vendre l’entreprise le 7 janvier 1939 à Albert Gonnet.
Mme Guironnet se retire avec ses filles à Saint-Rambert-l’Ile-Barbe en 1939, à Lyon, où elle acheta la maison du célèbre architecte Lyonnais Tony Garnier, grand prix de Rome. On connaît de lui, les halles Tony Garnier et bien d’autres monuments célèbres. Cette maison décorée par Jean-Baptiste Larrivé, prix de Rome et ami de Tony Garnier, possédait un cloître avec une pièce d’eau. Mme Guironnet trouvait la pelouse triste, elle y installa, une statue de Maillol. Cette villa constitue une concrétisation d’un des éléments de la Cité Industrielle pensée par Tony Garnier. Le monument fait l’objet d’une inscription au titre des monuments historiques et bénéficie du label Patrimoine du XXème siècle.
Antoinette Guironnet avait comme voisin Marcel Gimond, célèbre sculpteur originaire de Tournon, réfugié pendant la guerre en raison de ses idées politiques, chez Mlle Chartron, amie de la famille. Marcel Gimond, communiste, se cachait ; il était taciturne et peu affectueux, se souvient Mitou Valla, née Guironnet. Il exécuta le buste de sa soeur, Monique, vers ses 15 ans. Le portrait est dans un musée aux États-Unis. Le peintre lyonnais Couty fréquentait également leur maison. Leur séjour dura de 1939 à 1946 et la famille dut quitter l’île Barbe pour cause d’expropriation. Mme Guironnet et ses filles s’installèrent ensuite à Nice.
Valrhona perpétue la tradition de la couverture au chocolat dans le monde entier. Son prestige est lié à celui de la famille Guironnet et de ses successeurs illustres. Mais c’est une autre histoire.
Jean Roquebrun