Le Pigeonnier vu de la vallée Crédits Y.PEzilla

Il y a cent ans étaient publiés les premiers livres des éditions du pigeonnier à Saint-Félicien-en-Vivarais

C'est au Pigeonnier, nom de la demeure familiale à Saint-Félicien, que Charles Forot (1890-1973) a choisi de créer au lendemain de la Grande Guerre une maison d’édition. Passionné de poésie dès son plus jeune âge, la maladie l’avait immobilisé deux fois trois années, le privant d’une scolarité normale et entrainant sa réforme en 1910. Bibliophile passionné, il s’était déjà constitué une riche bibliothèque. Michel Carlat en 1991 rapporte ses propos tirés de ses mémoires :« …dans un monde renouvelé…je devais me tailler un domaine intellectuel. J’avais déjà tenté assez maladroitement de pénétrer, moi provincial, dans le monde des petites revues ».

Un pari gagnant

En effet, il avait fait un assez long séjour à Paris et, de retour chez lui, à la suite d’une réflexion menée avec deux amis : Marcel Bechetoille et Louis Pize, en 1920 ils se lancent dans l’aventure. Charles Forot en définit ainsi l’intention : « Désireux de grouper certains éléments intellectuels de la région, nous faisons appel aux jeunes, et quand nous disons jeunes, il n’est pas question d’âge. Si nous sommes régionalistes, nous ne prétendons pas enfermer la Littérature et l’Art dans les limites d’une province : notre but est au contraire de ne pas laisser notre Vivarais en dehors du mouvement littéraire et artistique qui se dessine après les tragiques années que nous venons de passer…Nous choisissons les œuvres à publier parmi celles qui ont une réelle valeur d’art sans craindre les formes nouvelles pourvu qu’elles restent dans la saine tradition française, faite de clarté, d’ordre et de mesure ». Le régionalisme évoqué ci-dessus il le qualifie ainsi : «…pas un art de petite ville, ni une littérature de clocher. Il s’agit d’être l’affluent d’un beau fleuve et non la petite mare qui ne reflète qu’un coin de ciel entre les joncs ». A l’époque cela ressemblait bien à un pari. « Qui ira se faire éditer à Saint-Félicien ? » avait dit à Charles Forot un interlocuteur parisien. La première plaquette, "Mon Lycée" de Gabriel Faure, sortira en 1921 et fut suivie de plus de deux cents ouvrages dont le dernier, "Airs Anciens" de Philippe Héritier, sera « achevé d’imprimé le 31 décembre, fête de Saint Sylvestre, en l’an 1958, au dernier jour des Editions du Pigeonnier ».

Beauté matérielle et qualité spirituelle

Ainsi virent le jour les dix premières années neuf séries, parmi lesquelles La Collection du Pigeonnier, les Poètes du Pigeonnier ou Jeux et travaux, regroupant plus de quatre vingt ouvrages. Parallèlement et progressivement, en dehors de ces séries, d’autres titres d’une grande variété ont été édités et sont devenus le courant des éditions qui ont été complétées une dizaine d’Albums grand format, richement illustrés, aujourd’hui très recherchés, ainsi que d’almanachs, notamment les douze Almanachs Vivarois sans doute les plus connus du grand public. Dans cette partie du XXe siècle « où l’édition française jette les fondements de sa modernité », Charles Forot réalise un véritable travail d’artisan pour assurer toutes les compétences requises :

  • choisir les auteurs : environ cent trente hors Almanachs et tout autant pour les Almanachs : des noms connus nationalement, d’autres moins, beaucoup de régionaux dont de jeunes talents à lancer.
  • trouver les illustrateurs : une soixantaine essentiellement des graveurs, la majorité sur bois.. sélectionner les papiers (le grain, la couleur, la solidité), des plus luxueux (Chine, Japon, Madagascar…) au plus courants fabriqués souvent localement.
  • décider des formats, des caractères d’imprimerie, de la présentation.
  • repérer les imprimeurs sous-traitants : une trentaine choisis sur la période, s’inscrivant aussi dans « la saine tradition ». De plus, la confection des livres se devait d’être en harmonie avec les valeurs portées par les textes.
  • suivre la fabrication,
  • assurer la gestion commerciale et la publicité...

De quelques centaines à moins de deux mille exemplaires sauf exception, les tirages se répartissaient en général pour chaque ouvrage en plusieurs sortes de papiers. Le poète François Paul Alibert en résumait le résultat ainsi : « Une édition du Pigeonnier est une chose rare entre toutes. Chacune d’elles, semble-t-il, renchérit sur la précédente en beauté matérielle et en qualité spirituelle. Avant même que d’ouvrir un de ces précieux livres, on le palpe, on le flaire, on le hume on s’en délecte par les yeux, par le toucher, presque pourrait-on dire, par les cinq sens, en attendant que l’esprit s’en enchante »

Dépasser les lieux, les temps, les clivages

Au-delà de l’édition, il y a eu au Pigeonnier un théâtre de verdure dont les représentations avaient lieu l’été. Le Pigeonnier s’est aussi fait éditeur de poteries. Charles Forot a lui-même écrit une vingtaine d’ouvrages en vers et une dizaine en prose dont en 1979 (post mortem) Le feu sous la cendre, un millier de pages, en collaboration avec Michel Carlat. Le groupe folklorique Empi et Riaume créé avec Mademoiselle Bouvier de Romans dans les années trente existe toujours et rayonne sur le plan national international

Une telle oeuvre porte en elle de nombreux éléments qui ne vieillissent pas et en des temps incertains comme aujourd’hui, dans une société qui semble fracturée, elle peut contribuer à montrer que tout est cependant possible pour qui trouve du sens dans des actions qui dépassent son propre contexte tout en restant fidèle à ses valeurs et à celles de sa terre. Ce qui marque quand on s’intéresse à cette aventure, c’est qu’elle n’a pu être réalisée qu’avec la profonde amitié qui est née entre une grande partie des personnes concernées. Sans doute partageaient elles ce propos de Charles Forot, sous l’égide duquel s’inscrit l’exposition que consacre à cet anniversaire en 2021 la Maison Charles Forot à Saint Félicien :

« Il faut des ailes à l’homme… et un point d’appui ».

Yves Pézilla, Maison Charles Forot, Saint-Félicien le 14 juillet 2021

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Le Pigeonnier 002 Crédits Y.PEzilla