Écrit sur du vent
Dans la mer des Caraïbes, une zone a la réputation d’être dangereuse pour les avions. Il y aurait plus d’accidents qu’ailleurs, pour des raisons assez mystérieuses. Or un triangle identique se trouverait sur le plateau ardéchois : le triangle de la Burle.
Rappelons d’abord ce qu’est le triangle des Bermudes : l’appellation ne recouvre pas une région très précise. Sa superficie varie de 1 à 4 millions de km² ! Grosso modo, il s’agit d’une région triangulaire dans l’Atlantique, entre Miami, les Bermudes et Porto Rico. Mais certains n’hésitent pas à faire courir la surface jusqu’aux Açores… L’expression de « triangle des Bermudes » nait en 1964 sous la plume d’un journaliste américain, Vincent Gaddis. Il affirme que des centaines d’avions et de navires disparaissent régulièrement de cette zone géographique. Dix ans plus tard, l’expression devient mondialement connue grâce au livre de Charles Berlitz, Le Triangle des Bermudes.
Seulement, voilà : Berlitz est un auteur parlant de soucoupes volantes, d’Arche de Noé, de l’Atlantide. Il nage dans de jolies fables, où le rationnel n’est pas de mise. Il émet l’hypothèse dans ce livre qu’il existe des « courants gravitationnels électromagnétiques, sorte de trouées vers une autre dimension dans le temps et dans l’espace pour lesquelles les extraterrestres, détenteurs d’une science suffisamment élaborée, pourraient pénétrer à volonté ». Il imagine que ce pourrait être les Atlantes, habitants de l’Atlantide. Il s’appuie sur les dires d’un « médium », Édouard Cayce, qui prétend avoir eu des vies antérieures dans l’ancienne Égypte. Pour faire simple, des aéroplanes qui traversent cet horrible triangle ne reviennent jamais. La disparition la plus célèbre est celle d’un groupe de 5 avions militaires, en décembre 1945. Steven Spielberg l’évoque dans Rencontres du Troisième type. Charles Berlitz explique que les boussoles des avions se sont déréglées. Les pilotes, avant de sombrer, auraient signalé des phénomènes étranges… Jules Metz, un météorologue belge, a consacré un livre à cette disparition, Les Énigmes de l’Univers. Il explique que les aviateurs étaient des élèves pilotes et que leur chef avait déjà amerri deux fois en catastrophe après s’être perdu. Pour ce tragique vol, il a découvert que les pilotes s’étaient encore perdus, car des nuages masquaient les îles servant de point de repère. À court de carburant, les avions ont fini par amerrir et ont coulé avec leur équipage. En 1975, un Américain, Lawrence David Kushe, publie un autre livre. Il y explique que le cas de disparitions sont à chaque fois dus à de mauvaises conditions météo, la région étant régulièrement traversée par des tempêtes tropicales. La même année, la Lloyd’s, célèbre compagnie d’assurance britannique, expliquait que le triangle des Bermudes n’était pas plus dangereux que d’autres routes maritimes.
Mais le mythe est trop beau : comme des avions se crashent régulièrement dans le Massif central, la transposition est tentante. Un écrivain originaire de Queyrières en Haute-Loire, à deux pas de l’Ardèche, va s’en charger : Jean Peyrard sort un livre en 2007 qu’il appelle Le Triangle de la Burle. Il francise le mythe ! À noter en passant que Queyrières est juste au cœur de la forme géométrique. Mais il serait mal intentionné d’y voir du chauvinisme. En tout cas, non seulement le titre est génial, mais l’auteur ajoute en sous-titre sur la couverture : Bermudes en Cévennes. Il définit un périmètre pour le trou maudit qui s’inscrit approximativement entre le mont Mézenc, Le Puy-en-Velay, et le massif du Pilat. Le triangle se retrouve donc à cheval sur l’Ardèche, la Loire et la Haute-Loire. Pourtant, il y a un hic : la plupart des accidents auxquels il est fait référence se sont passés en dehors de cette zone, si bien que rapidement, le triangle va devenir à géométrie variable, ce qui est cohérent pour des avions. Certains imaginent alors que les trois points de la forme géométrique sont le mont Tanargue, le mont Mézenc et le col des Quatre Vios. En 2013, un nouveau livre sort sur le sujet : En quête du triangle de la Burle. La quatrième de couverture (la dernière page) présente ainsi l’ouvrage : « Depuis le Moyen Âge, une multitude de légendes traversent les siècles comme un héritage secret enrôlant dans son passage, comme une sève de mystère, la nature et les êtres du Triangle de la Burle. » Fichtre ! Six ans après sa création, voilà que le triangle prend des origines médiévales, bien antérieures à la création de l’aviation. Plus loin, il est dit que l’auteur, Renaud Benoist, va « réaliser un véritable travail en profondeur, dans les coulisses d'un territoire où beaucoup de personnes savent, mais ne parlent pas... » le texte se conclut ainsi : « une chose est certaine, après avoir découvert ce récit, vous ne regarderez plus jamais de la même façon les Cévennes. » Rien que ça !
Revenons sur terre sans se crasher : qu’y a-t-il de vrai dans cette jolie histoire ? De nombreux accidents d’avion se sont produits depuis le début de la Seconde Guerre mondiale (et pas depuis le Moyen Âge…), dans la région, mais pas seulement dans le triangle indiqué : en novembre 43 aux Quatre Vios, l’aile d’un avion se casse contre un rocher rendu invisible par un brouillard épais. En 48, la sœur du futur président des États-Unis, Kathleen Kennedy Cavendish, meurt dans un accident d'avion à Saint-Bauzile. En 1963 un avion à réaction de la RAF s’écrase sur Jaujac. Plusieurs maisons sont détruites et des toits sont arrachés. En 64, deux F104 s’accrochent au-dessus de mont Mézenc. Le crash le plus célèbre est certainement celui du 21 janvier 1971 qui a tué 22 savants atomistes, dont les 7 meilleurs spécialistes français de la physique nucléaire. Ce jour-là, les conditions météo étaient difficiles. Des rumeurs ont circulé ayant peu de lien avec la burle : il se serait agi d’un coup des Américains ou des Soviétiques pour freiner les velléités nucléaires de la France… Mais bien sûr, les « burlistes » y voient un signe mystérieux.
Les autres accidents sont nombreux : 12 décembre 52, un bimoteur s’écrase près de Sainte-Bauzile. En 64, deux avions se percutent au nord des Estables (Chaudeyrolles). En 65, deux F104 se dézinguent sur le Mont Mezenc (pardon pour la rime). À noter que la même année, 25 de ces avions mal conçus s’écraseront en Allemagne… En 68, deux autres avions entrent en collision près de Saint-Félicien. Un troisième se crashe près du Cros de Géorand, encore à cause du brouillard. L’hécatombe se poursuit avec des accidents en juin 69, en août 69, en novembre 69, ce dernier sur la commune de Lachamp-Raphaël. En 70, un Bonanza disparait, puis deux crashs en 1971, un en 72, un en 78, à Montpezat-sous-Bauzon, un avion entre en collision avec une maison ; deux autres en 80 dont un coucou de l’armée de l’air du Koweït sur la commune de Saint-Vincent de Barrès. Pour ce cas précis, si mystère il y a, c’est de savoir pourquoi un avion militaire koweïtien se promenait près du Rhône. À notre connaissance, il n’y a pas de trace dans l’histoire de l’Ardèche d’une guerre avec ce pays. En 1984, un avion s’écrase près de Saint-Agrève, et en 1991, un hélicoptère, près de Chomérac. La même année, un bimoteur de tourisme s’écrase aux Estables. En l’an 2000, c’est un bombardier d’eau près de Burzet, et en 2003, un petit avion à Saint-Marcel d’Ardèche, en 2005, un autre près de Villeneuve-de-Berg et enfin un dernier en 2006, près de Saint-Sernin. Mais… quelque chose ne colle pas : l’écrasante majorité des communes citées n’appartient pas du tout au fameux triangle.
Quelle est l’origine de tous ces accidents ? Première cause, la météo, très capricieuse dans la région. Les épisodes cévenols sont connus dans la France entière. Les orages dans le département sont particulièrement violents. Par exemple, l’avion de Kathleen Kennedy a été frappé par la foudre. À cela s’ajoutent le brouillard et le relief, qui font mauvais ménage. La majorité de ces accidents se sont produits à l’automne ou au printemps, dans les périodes où le temps fait des grimaces. Enfin, pour voler dans le coin, mieux vaut être un pilote expérimenté. Les accidents dus à des causes humaines sont nombreux. Quant aux forces magnétiques et obscures qui brouilleraient le fonctionnement du matériel électronique et qui attireraient les extraterrestres, cela va très bien avec le sympathique folklore du plateau. Surtout qu’avec une bonne dose de marquisette, il est facile de discerner des lumières étranges clignotant dans le ciel.
Le triangle de la Burle détiendrait le record des catastrophes aériennes. Pourtant, au-dessus des Pyrénées, entre 2000 et 2010, sept accidents d’avion ont eu lieu, plus que dans le Massif central. Peut-être devrait-on alors parler aussi du triangle du Carcenet, ce vent qui souffle le long de la frontière espagnole ?
Les Ardéchois n’ont peur de rien, et surtout, ils ne craignent pas de prendre un avion ou un OVNI sur la tête. Ils ont bien raison : sur les 8 accidents d’avion de transport public ayant eu lieu en France depuis l’an 2000, pas un seul ne se situait dans le Massif central. Et si le triangle de la burle n’était que du vent ?