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Un Ardéchois au Népal

Notre reporter Jean-Marie Bayle est allé découvrir un sommet de l’Himalaya, le Dolpo, dans l’une des régions les plus reculées du Népal, quasiment ignorée du reste du monde, faisant face au Tibet.
Il avait prévu une marche soutenue, mais les dernières étapes furent une course démentielle sous la menace d’orages exceptionnels.
Il nous montre la façon dont le changement climatique impacte une zone montagneuse. Ne serait-ce que la répétition de ce qui nous attend en Ardèche ?

Nous étions six, habitués aux longs périples. Celui-ci devait durer dix-huit jours dans un relief imposant des dénivelés conséquents, de longues étapes de six voire huit heures de marche, plusieurs cols à plus de 5000 mètres.
Notre cheminement n’était ponctué d’aucun refuge ou lodge, nous étions en autonomie avec nos tentes. Seulement dans les vallées du Dolpo retirées du reste du monde, dans ce ‘’Pays caché’’ longtemps interdit aux étrangers, les traditions ancestrales restent solidement arrimées au présent, les habitants majoritairement d’origine tibétaine y vivent dans des conditions précaires.
Leurs ressources ne couvrent pas toujours leur besoin. Pour les protéger d’une pénurie de moyens en tout genre les autorités imposent aux aventuriers du Dolpo d’être autonomes en vivres et en énergie. Pas même le droit de ramasser le bois nécessaire pour allumer un feu, les forêts se clairsemant rapidement pour disparaître totalement à une certaine altitude. Il nous fallait donc nous équiper d’une cuisinière et du gaz indispensable. Dès lors notre groupe devait s’étoffer d’une remarquable équipe. Un guide, Am, et deux sherpas, Tulsi et Nabin auxquels s’étaient joints un cuisinier secondé par des aides. Mais un tel aréopage ne pouvait se lancer dans cette aventure sans de solides porteurs. Ce sont donc sept mules qui devaient assurer notre logistique.
Il y avait surtout pour nous accompagner deux chevaux fiers comme le cavalier qui les guidait. Ils étaient toujours affublés d’un équipement décalé, leur mission consistant à atteindre en urgence le village le plus proche en cas de maladie ou de blessure invalidante de l’un d’entre nous.

Ainsi équipés, secondés et rassurés nous quittâmes le village de Dunay. Sur la moraine du Ganda La, l’altimètre affiche 4600 mètres et l’on voit autour de soi dans la lumière vespérale se dresser de nombreux sommets dont le vent venait d’effiler les pointes comme pour le Kanjirowa (6612 mètres). Un tel moment d’incandescence exceptionnel se reproduira en basculant au sommet du col Jeng La (5130 mètres). C’est un véritable diamant qui s’offre au regard, un paysage de genèse, le septième plus haut sommet du monde, le Dhaulagiri (8167 mètres).

Le lac Phoksundo génère ce même tremblement. La légende raconte qu’il serait né d’une turquoise offerte aux habitants par une déesse ce qui expliquerait sa couleur allant du bleu profond au bleu-vert brillant. Ce lac sacré est interdit à la baignade. Même les poissons ne s’y risquent pas. Il n’y en aurait jamais eu. Et quand en hiver le froid tente de le paralyser dans la glace, c’est curieusement son centre qui commence à geler et non ses rives. Lové dans un écrin d’à-pics du plateau tibétain seul un étroit sentier aérien permet de le contourner.

Durant un trek de plusieurs semaines on ne choisit pas sa météo. Les nuages ignorent nos exigences. La pluie nous a donc surpris une première fois au réveil de la quatrième étape. Elle a commencé à tambouriner très tôt sur la toile de nos tentes. Nous avions compris que l’étape du jour s’était déjà enlisée dans une humidité qui avait lissé tous les reliefs. À l’enthousiasme de la veille s’était donc substitué une patience imposée. Le trekkeur doit savoir attendre. Cette attente peut parfois durer plusieurs jours. Dans ces moments-là il s’empresse alors de coucher des mots sur son carnet.

Chaque étape a son histoire, son scénario, ses impondérables et son ressenti. Le franchissement sous ses éternels drapeaux à prière du col de Ganda La (5300 m) saluait notre entrée dans le Haut Dolpo. Le relief qui se répandait devant nous racontait une histoire inédite. Notre itinéraire plongeait aussitôt dans une profonde vallée, la vallée de la Montagne de Cristal. Ses falaises percées d’une multitude de grottes nous racontaient que des moines bouddhistes venaient y trouver refuge pour méditer à l’écart d’un monde pourtant dénué de la moindre tentation. Et puis ce fut la sidération, l’improbable, ce que l’on trouve d’essentiel sans même oser le chercher. C’était le village de Saldang (3780 mètres) qui se répandait sur plus de 300 mètres de dénivelé positif. Le village était vide. Totalement dévitalisé. Tout pourtant y était consciencieusement ordonné, méticuleusement disposé. Mais l’irrationnel n’est pas toujours dénué de sens. La vie s’était tout simplement ramassée en contre-bas des habitations. Les villageois s’affairaient dans les champs. C’était le temps des moissons. Tous ou presque y participaient. On y fauchait, ratissait, liait les gerbes, puis les femmes se concentraient pour ramasser les épis oubliés. Leurs outils rudimentaires, leur gestuelle comme leurs vêtements, toutes les représentations du labeur ancestral des paysans nichées dans notre imaginaire venaient éclore dans cette réalité.
Nous étions devant un tableau vivant. Le ciel était clair. De cette récolte dépendait pourtant leur survie. Chaque année la rigueur de l’hiver expulse à titre préventif des familles entières en quête d’un refuge provisoire dans des villages moins exposés. Les écoles doivent fermer pendant des mois. Ceux qui quittent leur maison entraînent dans leur transhumance annuelle leur troupeau et leur récolte sans lesquels la vie serait impossible. Mais l’unique sentier qui traverse ce village s’élève quel que soit sa direction sur la crête de cols culminant à plus de 5000 mètres. Cette migration annoncée s’apparente à un exode. Seuls restent à Saldang les plus déterminés entourés de leur troupeau de yaks dont les bouses séchées leur serviront de combustible en attendant le retour d’un printemps lointain.

Traverser le Dolpo c’est vivre plusieurs histoires à la fois. Les paysages sont des décors vivants qui ne peuvent générer que des rencontres insolites. Il y eut ce moine pressé comme un paroissien en retard pour la messe dominicale.
Pourtant il n’avait pas hésité à s’arrêter pour nous saluer et nous confier ce qu’il savait impossible à exprimer. Nos langues ne correspondaient pas. 
Alors avec une gestuelle improvisée accompagnant son regard venant du plus profond de lui-même, nous comprîmes qu’il se rendait à une cérémonie religieuse importante dans le monastère que nous venions de quitter.

Une nuit, installé sur les rives du Kyaksa Khola, un torrent bruyant, le bruit d’un sérac (bloc de glace) venant de se décrocher de sa paroi m’avait réveillé.
Soudain un bruit sourd, une masse plus sombre que la nuit approchait, desbranches bruissaient comme une enveloppe que l’on ouvre à la hâte, c’était un yak nonchalant et hiératique, plus fier qu’un prince le jour du grand bal.

Le Haut Dolpo a beau vivre hors du temps, il n’échappe pas à l’inéluctable, le dérèglement climatique ne fait aucune concession. Un épisode météorologique démentiel nous attendait. La mousson était pourtant derrière nous.
Jamais de mémoire de népalais une seconde mousson digne des épisodes cévenols n’était venue la supplanter. Les trois dernières étapes s’annonçaient agitées. Le premier signe annonciateur des difficultés à venir fut le franchissement d’un torrent. La passerelle qui l’enjambait était vrillée, torsadée après une nuit de torture. Le courant l’avait bousculée sans parvenir à la déchausser.
Il était évident qu’elle serait incessamment emportée nous interdisant tout retour en arrière. La pluie est l’ennemi numéro un du marcheur. Elle brouille sa visibilité, fragilise ses pas, elle l’oblige à plonger en lui-même sous le capuchon de sa cape. Notre sentier n’était plus qu’un ruisseau de boue et de caillasses instables. Le regard rivé sur nos pas nous avancions comme des automates. Copieusement imbibés, nous fîmes halte dans un tipi, seul habitat rencontré en une journée de marche. Son poêle à la combustion modeste valait tous les relais imaginables. Ce fut un vrai bonheur. Enroulés dans des couvertures épaisses en poils de yak la nuit fut chaude et réparatrice. 

Le lendemain en revanche aurait pu être dramatique. Am, notre guide, nous mit aussitôt en garde face aux difficultés à venir. Vigilance et prudence étaient la consigne. Cette fois aucune passerelle n’enjambait ce nouveau torrent. Son courant était démentiel. Quand j’ai vu le visage des sherpas, d’ordinaire sereins et souriants, devenir graves, j’ai compris le sérieux de cette première difficulté qui s’annonçait. Am et ses deux acolytes n’hésitèrent pas à pénétrer jusqu’à la taille dans cette eau glacée. Solidement plantés dans les galets pourtant instables, étroitement liés l’un à l’autre, les bras tendus, ils assurèrent ainsi notre passage. L’épisode fût mené avec célérité. Le sentier continuait à se dérober de plus en plus souvent sous nos pieds. Notre progression devenait délirante. Elle le fut totalement quand un gigantesque glissement de terrain barra sous nos yeux toute progression. Les mules s’agitaient. Il nous fallut alors escalader au plus vite sur plus de cinquante mètres cet obstacle instable. C’est alors que la montagne vexée par notre détermination commença à nous bombarder de pierres. C’est donc un par un que nous franchissions certaines zones. Seule une mule fut touchée. Blessée au niveau du cou, elle assura crânement sa mission jusqu’à son terme. Le tonnerre grondait régulièrement nous faisant craindre chaque fois un nouvel éboulement. Les coulées de boue et de pierres, de roches et de bois continuèrent ainsi à déliter la montagne victime de  saignées intempestives jusqu’à notre arrivée dans le village qui avait été trois semaines auparavant notre point de départ.

À la première éclaircie, nous regagnâmes Pokhara puis Katmandou mettant ainsi fin à ce trek chargé d’étrangetés et de fulgurances insensées mais toujours nimbé de poésie et d’une beauté mystérieuse.

Jean Marie Bayle

 

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