Ardéchoise 2023 : Comment la raconter ?
Il est à craindre qu’il y ait autant de récits que de participants. Et avec plus de 12 000 coureurs, toute synthèse s’annonce délicate. Néanmoins il s’agit moins d’évoquer une nouvelle épopée de l’histoire du cyclisme que de relater quelques anecdotes caractéristiques de cette étonnante compétition.
Avant même de franchir la ligne de départ la course avait commencé. Les plus cabotins de cette trentième édition s’y manifestaient avec une fausse humilité. Ils faisaient mine d’ignorer le nombre de leur participation en préférant raconter leurs anciennes prouesses provoquant chez les néophytes une réelle admiration et un brin d’inquiétude. Dès les premiers kilomètres on percevait déjà ceux qui étaient venus pour en découdre dans les cols et les autres souhaitant essentiellement musarder. Le décor s’y prêtait. La campagne ardéchoise offrait ce matin-là un camaïeu de verts tacheté par l’ambiance colorée des villages. La sérénité du paysage semblait onduler avec la grâce apaisée d’une houle sans vent. Néanmoins pour tous, les cols devaient avoir la même rectitude, la route s’élevant quand bon lui semble sans se préoccuper de la forme des uns ou des interrogations existentielles des autres. Ne pas avoir intégrée cette évidence au départ allait rapidement provoquer quelques désillusions chez certains.
L’un des nombreux charmes de l’Ardéchoise est qu’il s’agit d’une épreuve individuelle dont des équipes se forment en roulant. Un paradoxe improbable ailleurs. On papote avec des inconnus, on échange des impressions, on parle vélo et bien vite d’un tas d’autre chose, puis quand la route impose son tempo, le silence resserre le groupe qui s’était formé. Et c’est ainsi que nait une véritable entraide qui trouve toute sa plénitude au moment où l’un d’entre nous vient à crever.
Les départs s’échelonnant sur plusieurs heures, il était fréquent de sentir débouler dans notre dos, tête baissée comme un champion venant de s’extraire d’un peloton imaginaire, un bolide relativisant définitivement nos performances du jour. J’ai vu ainsi des coureurs avalant des côtes avec la boulimie d’un évadé poursuivi par des adversaires qui ne lui voulaient pas que du bien. Arc bouté sur sa machine, écrasant ses pédales comme un forcené, entrainant dans son mouvement un braqué démentiel sans la moindre fausse note, j’imaginais son plaisir en dépassant notre groupe déjà à la peine. Parfois un cri aussi paralysant qu’un klaxon nous ramenait à plus de concentration. ‘’Droite, droite’’, c’était un quarteron de coureurs venant de parcourir plus de 200 kms qui annonçait sa présence. Je sentais l’imminence de leur dépassement. Rasant le bord de la route, en file indienne, un souffle d’air les précédant comme s’il s’agissait d’un véhicule, ils s’imposaient alors dans un style qui mêlait à la fois l’efficacité et l’élégance dans l’effort. Certains n’hésitaient pas à s’engouffrer si nécessaire dans la faille séparant un groupe de cyclotouristes à la traine qui à leur passage semblait scotché sur l’asphalte.
Les fulgurances et la débauche d’effort de l’élite ne sauraient éclipser l’incroyable déferlante des coureurs anonymes se rependant sur près de 80 parcours. Tous chevauchaient leur monture dans des styles disparates. Dès les premières difficultés certains, curieusement, n’hésitaient pas à se coucher sur leur guidon comme pour mieux faire corps avec leur machine quand d’autres évoluaient avec l’allure altière d’un prince passant en revue sa garde personnelle. Il y avait de nombreux adolescents encore imberbes comme leur casque se confrontant à des barbus ressemblant à des vikings d’opérettes. Avant le départ, le speaker avait annoncé la présence d’un octogénaire affichant précisément 86 ans au compteur. Je sais qu’il n’était pas le seul. Je n’en ai vu aucun. Peut-être avaient-ils déjà pris le large ? De nombreuses jeunes femmes et de beaucoup moins jeunes pédalaient avec un plaisir et une expérience évidente dans les reliefs escarpés des différentes étapes. Et dans les côtes, il eut été mal inspiré de sous-estimer leur détermination.
Ma préférée étant cette adolescente aux longues nattes et au guidon plat, avalant sans coup férir quasiment tous les coureurs qui la précédaient dans l’ascension du col du Buisson.
Mais le charme de cette course, ce qui en fait la réputation et sa légende depuis des décennies, supplante largement tous les efforts, ceux des meilleurs comme des plus méritants. Il s’agit de l’accueil démentiel dans plus de 150 villages. Ils sont ainsi 8 000 bénévoles déguisés et costumés aux couleurs de l’Ardéchoise à s’impliquer pendant les semaines précédant la course, voire des mois pour certains, pour accueillir dans une ambiance de kermesse le plus grand peloton du monde. Et de tous ces coureurs qui viendront se restaurer et s’hydrater auprès d’eux, grâce à eux, ils n’en connaitront pas un seul. Pas d’autographes à réclamer. Pas de selfie auprès d’un champion. Aucun coureur du Tour de France ne les sollicitera. Tous ne sont que des anonymes comme eux. Et c’est justement de cette osmose que se dégage une ambiance extraordinaire à chacun des relais. On s’asticote dans la plaine, on se bouscule dans les cols, mais une fois le sommet franchi on met le plus souvent pied à terre pour se refaire une santé à un point de ravitaillement aussi accueillant et animé qu’un banquet imaginé par Kusturica.
Et puis sur la route dégringolant du col de Lalouvesc vers Saint Félicien, dernier tronçon emprunté le samedi par tous les coureurs pour atteindre la ligne d’arrivée, l’Ardéchoise bascule alors dans le fantastique. 12 000 coureurs s’y retrouvent pour s’offrir une descente démentielle. La chaussée leur est totalement réservée. Je sens la route glisser sous mon ventre. De larges courbes succèdent à des virages serrés. Les bras collés au corps, le museau en avant comme la proue d’un navire je fends l’air tiède de cette matinée tout en regardant mon compteur. 55 kms/h, 60, bientôt 65, je dois impérativement me calmer. Je freine de toutes les forces de mes poignées quand deux coureurs me dépassent en pédalant me donnant aussitôt l’impression d’être arrêté. Je ne comprendrai jamais comment ces deux lascars ont ainsi pu négocier cette double courbe bordée d’une ravine moyennement accueillante.
Décidemment l’Ardéchoise est une véritable aventure personnelle vécue au milieu de celles de 12000 autres coureurs.
Jean-Marie Bayle