Confiné d'Ardèche
Le 17 mars dernier, le confinement qui semblait une abstraction improbable devenait une réalité incontournable. C’était à la mi-journée. Tous les départements étaient concernés, y compris ceux qui n’auront à déplorer aucune victime pendant les deux mois qui suivront. Des directives restrictives accompagnaient cette décision, limitant essentiellement notre liberté de mouvement. Des justificatifs pour assurer notre ravitaillement ou simplement nous dégourdir à l’extérieur de notre habitation étaient exigés. Un seul kilomètre d’amplitude était autorisé. Et une gendarmerie particulièrement zélée et tatillonne se chargeait de faire respecter cette règlementation inédite.
C’est ainsi que Banne, un petit village du sud de l’Ardèche, sans commerce et délesté depuis longtemps du moindre service public, a dû s’adapter du jour au lendemain au rythme imposé par le confinement. Le maire sortant, Jean-Marie Laganier, réélu la veille sans avoir eu le temps de réunir son conseil municipal, a prudemment fermé les persiennes de sa mairie. Désormais toute démarche administrative se ferait par téléphone ou par mails.
Dans le chef-lieu de cette commune dominé par les vestiges d’un château chargé de huit siècles d’histoire et d’une église sans curé ni offices, quelques dizaines de maisons se pressent les unes contre les autres, silencieuses et solidaires. L’hiver n’est pas rigoureux. Il serait presque doux. Mais personne ne se risque à sortir. Tout au moins les premiers jours. Chacun cherche à s’informer, à mieux comprendre ce qui nous menace. Tous suivent en temps réel l’évolution de la pandémie et la lutte spectaculaire du personnel hospitalier, essentiellement à Paris et dans l’est du pays. Nous nous sentons curieusement loin du danger. Une incursion du Covid19 dans notre village semblait improbable. Et pourtant nous nous savons tous potentiellement exposés et vulnérables.
Mais la grande partie de notre anxiété vient d’ailleurs. Elle trouve son origine dans l’incertitude, dans l’appréhension de l’inconnu. Cette menace soudaine a disloqué nos vies et toute l’architecture de la société. Nos repères ont volé en éclats. Rien ne semble susceptible de les remplacer. Certains ont perdu leur emploi et le salaire qui l’accompagnait. D’autres perçoivent un chômage partiel qui ne peut remplacer une véritable activité. Beaucoup se demandent simplement, de quoi demain sera fait. Comment vont-ils pouvoir s’approvisionner ? Ce questionnement qui télescope l’existentiel et la réalité quotidienne amène une interrogation terriblement douloureuse, auront-ils encore longtemps les moyens de subvenir à leurs besoins ? C’est ce vide abyssal, ce vertige sur des abîmes inconnus qui fragilise et engendre cette anxiété permanente. C’est un sentiment de perte qui prédomine.
Mais le besoin d’exister est toujours là. L’adversité est parfois un viatique qui nous secoue. Alors, insidieusement, par petites touches, un frémissement de vie a repris. Aucune fulgurance. Rien de comparable avec la normalité antérieure. Nous nous savions ancrés dans l’exceptionnel. Seule sa durée nous préoccupait. Mais chacun a commencé à moduler à sa guise les règles imposées. A les adapter. Le confinement, comme toute tentative de privation de liberté incite justement à vouloir le contourner. Dans la densité et l’étendue du bois de Païolive, par exemple, ce bois qui jouxte le village, il était aisé de marcher au-delà de l’heure et du kilomètre règlementaires. De même que nous nous retrouvions parfois sur la place du village, autour de la fontaine. La distanciation sociale, selon l’appellation imposée par le vocabulaire abscons officiel, était respectée. Ces rencontres improvisées retissaient justement le vrai lien social que cette distanciation ne faisait que fragiliser. Et cette vie artificielle qui anesthésiait celle que nous connaissions jusque-là devait contre toute attente nous réserver quelques belles surprises.
Pendant qu’à Paris, on pérorait encore sur les antennes pour expliquer l’inutilité des masques, le bon sens avait déjà inspiré de nombreuses bonnes volontés à travers tout le pays. Des anonymes, attentifs au salut des autres, se sont ainsi rendus utiles en toute modestie alors qu’aucune demande ne leur avait été faite. Dès le début du mois de mars, avant même l’annonce du confinement, Marie-Paule, une aide à domicile, s’affairait déjà dans la discrétion de sa maison pour fabriquer des masques. Ceux-là même qui manquaient tant à la population. Evidemment il lui était impossible d’être en phase avec les normes officielles. Les matériaux les mieux adaptés lui manquaient. Alors avec de l’imagination et un réel savoir-faire, Marie Paule a confectionné ses masques à sa manière. Un bout de rideau de douche et des morceaux de couvre-lit. Le tout astucieusement ajusté. Lavables, originaux, élégants. Ses masques étaient ensuite exposés sur sa porte. Ils étaient offerts. Des dizaines de personnes se sont ainsi servies, en passant, parfois même sans descendre de leur voiture. Ces masques étaient rassurants pour nous tous quand il fallait entrer dans une boutique ou simplement nous rendre au marché du village voisin. Ils nous offraient surtout une posture face à la menace de la pandémie.